Introspection

Publié le par David Branger

Pour Clothilde, adorable petit diablotin…

 

 

Introspection

 

 

– Pourquoi est-ce que je ne ressens plus rien ? demanda-t-il soudain.

– Comment ça ? demanda à son tour celui qui se trouvait dans son dos, collé au mur.

– Là… Je ne ressens rien, aucun sentiment, aucune crainte, aucun remord.

– Tu as des sentiments ! Sinon, tu ne te poserais pas de questions. La crainte, il ne vaut mieux pas que tu en aies. Quant aux remords, je ne sais pas. Je dirais que tu côtoies la mort depuis si longtemps que tu ne ressens plus rien.

C’était peut-être vrai, mais il resta silencieux. La pièce était baignée par un doux soleil d’octobre et il était à peine midi.

– Je suis touché quand j’apprends que quelqu’un vient de mourir mais je ne sais pas pourquoi. Mon métier fait que je suis habitué à la mort. Alors pourquoi être touché ? Pourquoi est-ce que je me pose tant de questions ? dit-il enfin.

– Es-tu blasé ?

– Non, je ne pense pas… J’en suis à un stade où je fais tout machinalement, sans me poser de questions autres que celles qui m’assaillent en ce moment. J’en ai rien à faire de savoir que ce type ou cette femme soit mort. Je me dis juste qu’ils laissent peut-être derrière eux quelqu’un qui les pleure.

– Fatalement. On laisse toujours quelqu’un derrière soi et la vie est plus ou moins injuste. Mais c’est ainsi, la mort fait partie intégrante de la vie et si ça peut te rassurer, ce type et cette femme n’en ont plus rien à faire de ce qu’ils laissent derrière.

– La souffrance est pour ceux qui restent.

– La souffrance est pour ceux qui restent, oui, acquiesça l’homme adossé au mur en croisant les bras.

Un nouveau silence s’installa ; lourd, pesant.

Ces questions venaient toujours le tarauder au mauvais moment. Il n’avait pas besoin de ça, pas maintenant. Il avait une tâche à accomplir. Une tâche compliquée, peut-être même impossible pour la plupart de ses contemporains. C’était pour cela qu’il devait le faire, parce qu’il en était capable et qu’il était, peut-être, le seul à pouvoir y parvenir. C’était presque un art pour lui. C’était en tout cas ce qu’il se disait pour se donner du courage, pour ne pas flancher. Il était le seul au monde à pourvoir faire ce qu’il y avait à faire.

– A l’âge de 11 ans, mes parents ont insisté pour que je sois présent aux funérailles de mon oncle, reprit-il alors, se concentrant néanmoins sur ce qu’il était en train de faire. Ils ont dit que je devais y venir pour ma tante… Je doute aujourd’hui qu’elle en ait eu quelque chose à faire que je sois là ou pas. J’ai tout fait pour éviter la vue du cercueil. Je suis allé jusqu’à me réfugier derrière la maison, sachant que cette… boîte… était là, dans la chambre. Je pensais que voir le cercueil sortir de cet endroit, où l’on va normalement pour dormir et non pour mourir, allait me traumatiser. Mais comme la porte d’entrée n’était pas assez large pour laisser passer cette boîte, ils ont décidé de la faire passer par la fenêtre de la cuisine. C’était quelque chose d’indécent pour moi, comme si les croquemorts n’avaient pas vu, n’avaient pas anticipé cela ! Un cercueil plus large que la porte…

Il s’était arrêté un instant de s’affairer. Il resta un long moment là, à regarder par la fenêtre avant de reprendre.

– Ce n’était pas la seule bourde qu’ils ont commise ce jour-là. Au cimetière, comme il avait plu la veille et que le trou était déjà creusé, ses flancs s’affaissaient. Alors, ils ont consolidé les bords avec des planches maintenues par des barres de fer. Un autre oncle, quand il a vu cela, a dit : « Il ne passera jamais ». Et l’organisateur de l’enterrement, comme s’il s’occupait d’une personne divagant à cause du traumatisme du décès, le rassura, en lui disant qu’il n’y aurait pas de soucis, que le trou était de toute façon toujours plus large et plus long pour éviter les ennuis. Un type arrive alors avec une pelle : de la terre était tombée au fond de la fosse et il fallait l’enlever. On était là, tous, à le regarder faire. Je n’avais jamais assisté à un enterrement et je me disais que tout cela n’était pas normal, c’était presque surréaliste, comme si feu mon oncle faisait tout pour ne pas qu’on l’enterre.

Il prit un chiffon, s’ennuya les mains et but quelques gorgées d’eau de la bouteille posée à ses pieds. Puis il se remit à sa tâche : nettoyer soigneusement ses ustensiles.

– Il a pelleté quelques instants et les bords ont commencé à s’effondrer. Une de mes tantes a hurlé : « Mais sortez-le de là, il va se faire ensevelir ! » Le gars n’a pas traîné pour balancer sa pelle et sortir. C’est marrant quand j’y repense : il a préféré sauver sa pelle en premier ! C’est dingue ce à quoi peuvent penser les gens par moment. Qui aurait eu l’idée de sauver sa pelle du fond du trou avant sa propre peau ?

– Tu penses encore que ton oncle ne voulait pas qu’on l’enterre ?

– Ils ne l’ont pas mis tout de suite en terre. A cause des planches, le trou n’était plus assez large, comme l’avait si bien fait remarqué mon oncle. Alors ils l’ont laissé au dépôt et le lendemain, ma tante et son frère sont revenus pour finaliser le tout. J’ai appris plus tard qu’elle s’en voulait de l’avoir mis dans un cimetière. Lui, il aurait voulu être incinéré …  

Un lourd silence retomba sur la pièce.

– Et c’est depuis ce jour-là que tu as l’impression de ne plus rien ressentir d’émotionnel vis-à-vis de la mort ?

– Non, pas vraiment. J’étais jeune. Ça m’a marqué mais c’est venu après. A la mort de mon père, en fait. J’avais 19 ans, un frère de 15, une petite sœur de 5. Quand j’ai dit au revoir et bonne nuit à mon père ce soir-là, j’étais loin de me douter que c’était la dernière fois que je le voyais. Le lendemain, j’avais cours, lui était de repos. Je ne bossais que le matin, deux fois deux heures. Mais pour le cours de 10h, il n’y avait personne. La prof était tombée en panne de voiture à 50 bornes de là et on savait qu’elle n’était pas du genre à se démener corps et âme pour venir bosser coûte que coûte. Ce n’était pas la première fois que ça arrivait et d’ordinaire, j’attendais le bus de midi pour rentrer. Mais là, je ne sais pas pourquoi, il fallait que je rentre.

– Tu avais senti que ton père était décédé ?

– Non. Je n’ai rien ressenti de tel. Juste une force insoupçonnable qui me disait de rentrer au plus vite. Je suis rentré pour voir ma vie s’écrouler. Des trois jours qui ont suivi, je ne me souviens que des navettes que j’ai eues à faire pour régler la paperasse, prévenir tout le monde ; de mes tantes débarquant à la maison, les larmes aux yeux et me disant qu’elles n’avaient prévenu personne parce qu’elles n’y croyaient pas. Je me souviens avoir dormi qu’une heure et demie par nuit. Je me souviens d’un article dans le journal décrivant les circonstances de la mort de mon père, d’une manière tout à fait absurde. On disait qu’il était tombé d’un muret alors qu’il était en fait sur une terrasse, de plein pied. Je me souviens que des analyses de sang avaient été faites pour voir s’il avait de l’alcool dans le sang. Mon père ne buvait pas et j’ai appris plus tard que l’on n’avait pas le droit de faire ces analyses sans une autorisation de la famille. Et à ce moment-là, il n’y avait que moi qui pouvais donner cette autorisation : ma mère était un zombie, complètement groggy par les calmants qu’on lui avait filés. Mon frère était mineur et on ne parlera même pas de ma sœur, qui ne devait pas encore bien saisir ce qui lui arrivait. J’ai dû me battre contre tout ça sans penser à moi. Et depuis, je ne ressens rien ou presque rien quand un drame survient. C’est comme si c’était naturel, comme s’il n’y avait rien à faire.

– C’est naturel ! Et il n’y a rien à faire ! Tu t’es habitué à la mort de par ton expérience, de par ton métier surtout. Elle ne te fait pas peur. Ce qui te fait peur, c’est ce qui reste : les doutes, la souffrance, l’incompréhension.

– Tu trouves normal alors que je ne ressente rien ? Que je paraisse sans compassion ?

– Tu parais ! Ça ne veut pas dire que tu n’es pas compatissant.

– J’ai du mal à montrer que je suis désolé du malheur qui frappe les autres.

– Être désolé rajoute à leur malheur alors peut-être vaut-il mieux rester indifférent. C’est plus respectueux que de venir tourner le couteau dans la plaie !

– Peut-être…

Il se pencha à nouveau sur ce qu’il était en train de faire. Les derniers préparatifs. Il se demandait maintenant pourquoi il avait parlé de tout ça aujourd’hui. Pourquoi toutes ces questions le taraudaient de plus en plus.

Depuis le temps que toutes ces questions lui tournaient dans la tête, il avait commencé à trouver quelques bribes de réponse. Notamment sur le fait qu’il soit si touché par une mort qu’on lui annonçait alors qu’il disait ne rien ressentir. Ce paradoxe le gênait jusqu’à ce qu’il comprenne que ce n’était pas la mort ou l’annonce en elle-même qui le contrariait : elle lui faisait revivre le propre décès de son père et tout ce qu’il avait vécu à ce moment-là ; comme si tout recommençait ; comme si le monde s’écroulait à chaque fois, inexorablement, encore et encore.

Soulagé de ce poids, il en était arrivé à se demander s’il était bien humain. Son métier lui faisait dire que non, il ne l’était absolument pas. Il était même plutôt le contraire. Puis au fil du temps, il avait côtoyé des gens qui pensaient un peu comme lui. Des gens pour qui la mort n’était rien ou presque, juste un passage obligé, une chose dont on ne pouvait avoir peur parce qu’on ne la rencontrait jamais en définitive.

Encore en vie, on n’était forcément pas mort et une fois mort, on n’était plus assez en vie pour s’en rendre compte.

Du coin de l’œil, il vit son compagnon s’évanouir dans l’air poussiéreux de la pièce alors que, dehors, une petite troupe de personnes bien sapées sortait d’une église, se tapant sur l’épaule, se congratulant, se disant tout simplement bonjour… ou au revoir.

Une chose était sûre : quelqu’un, aujourd’hui, n’allait pas avoir le temps de remarquer le voile noir de la mort fondre sur lui.

Brusquement loin de toutes ses pensées, de toutes ses questions, de tous ses tourments, il fit le travail pour lequel on l'avait payé. Il appuya sur la gâchette et quelqu’un tomba comme une masse, sur le trottoir bientôt rougi par le sang, au milieu de la panique et des cris.

Non, la mort ne lui faisait pas peur mais peut-être que cette nuit, il aurait du mal à dormir.

Publié dans Le coin lecture

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